
Bruno, 22 août 1971- fin juin 2010
Deux textes en fait : le récit de la mort de Bruno (telle que je l’ai vécue, moi qui n’y étais pas, donc ce n’est pas... bref. Et un petit texte écrit en recevant son très épais dossier médical psychiatrique, demandé 15 ans après sa mort.
2010. Fin juin. Ma petite Maud, l’une de mes quatre enfants, a huit ans. Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour m’occuper d’elle comme j’aurais voulu les derniers mois, entre le travail, les petits, et mon frère Bruno qui allait très mal, qui a fini par être hospitalisé en psychiatrie - plusieurs fois j’ai voulu éviter cela, il me demandait d’éviter cela et de lui venir en aide, moi - il a une frayeur intense de l’hospitalisation, des médicaments, c’est tout le contraire d’un serein “contrat thérapeutique”. Mais la dernière fois, je l’ai pris chez moi, une semaine à la maison, et après quelques jours d’anxiété extrême, il ne parlait plus, il était complètement muré, et il ne s’est pas souvenu de ces jours, de rien. Un état psychotique. Donc : je ne suffis pas. J’ai un grand sentiment de danger pour lui. Je suis tiraillée, aussi. Il compte sur moi pour comprendre ce que, trouve-t-il, les médecins ne comprennent pas, n’entendent pas. C’est qu’il n’y a pas que l’épilepsie. J’en ai vu, des caisses, de ceux qui ne l’écoutent pas. Ce serait encore tout un bouquin de raconter son inadaptation sociale ou plutôt, comme dit fort justement ce cher Josef Schovanec, grande star des Asperger, l’inaptitude bête et tragique des “neurotypiques” à le comprendre (je reformule la thèse). Et je ne compte pas en être.
Mais en même temps, à tourner le dos aux médecins et détester ses médicaments, il se met en danger. Et je ne veux pas participer à le mettre en danger. Je vous le dis tout de suite : je ne suis pas de taille. D’ailleurs je ne sais pas qui le serait. Bref, il finit, début 2010, à l’hôpital. A la neurologue qui le suit pour son épilepsie, il a dit, la veille de son hospitalisation, “je sens ma mort”.
Elle l’a fait admettre en urgence en psychiatrie. Ce n’est pas directement l’épilepsie qui l’y mène, donc. Mais c’est peu de dire qu’il n’en peut plus d’angoisse à cause d’elle. Elle le violente depuis plus de vingt ans, elle le maltraite, il la maltraite, je suis persuadée qu’il est aussi Asperger mais c’est une autre histoire. Bref, ça va mal. Et depuis deux ans, nous sommes orphelins. Nos deux parents sont morts en 2008, à trois semaines d’écart l’un de l’autre. L’un de nos frères vit loin, l’autre n’est pas fiable ni disponible. Il viendra une ou deux fois à l’hôpital quand même. Papa m’a dit, quelques jours avant de mourir : “ je m’inquiète pour Bruno, mais je sais que tu prendras soin de lui, je sais qui tu es”. S’il n’avait pas dit ça, ça n’aurait rien changé. Mais bon, en plus il l’a dit.
En ce début 2010, donc, je suis là, à ne plus savoir quoi faire, à savoir seulement que je ne le laisserai pas tomber. Mais au fond, qu’est-ce que ça veut dire ? A cette époque-là, j’ai encore une foi fervente et je prie régulièrement. Parfois j’écris ma prière, et j’ai encore un carnet où je lis cette phrase : “je ne te laisserai pas tomber, petit frère. Tu as trop peur de mourir pour mourir vraiment, mais ça t’empêche de vivre. Vis !”
J’ai signé le papier d’hospitalisation à la demande d’un tiers. Il a trouvé que je le laissais tomber. Un jour lors d’une visite, il s’est jeté par terre dans le couloir de l’hôpital, sur ce lino moche, et il a crié “vous me crucifiez !”. Il dit et redit qu’on ne soigne pas son épilepsie, on la traite par-dessus la jambe en psychiatrie, comme si elle n’était, au mieux, qu’un problème annexe, une manifestation secondaire. Il aimerait qu’on reconnaisse la souffrance réelle qu’elle lui impose, et il est convaincu que les médicaments le tueront. Il a “mal aux neurones”, il a “du liquide de sommeil”, des picotements, il n’a, le matin, “plus de sang”, “les neurones qui coulent”, toutes les sensations de son corps sont dangereuses on dirait, il ne les comprend pas, on ne les comprend pas. Je lui laisse la responsabilité posthume de ses paroles.
Les médicaments vont le tuer, il dit. Je lui rends visite, il y a des rendez-vous avec le psychiatre du service.
Lors de l’un de ces rendez-vous, quand on programme le suivant, je demande une autre date, parce que Maud a une audition de harpe, et que je me sens écartelée entre le soin que je dois prendre de Bruno, et celui que je devrais prendre de mes enfants, tout petits, 13 ans, 7 ans et demi, 6 ans, 3 ans. Docteur Cheref me dit d’un ton rude : “on ne parle pas de vos enfants, là, on parle de votre frère.” D’accord. Je me laisse recadrer, mais je promets tout de même que quoi qu’il arrive, pour son anniversaire de huit ans, j’emmènerai Maud faire un petit voyage, comme j’avais fait pour son grand frère au même âge.
La semaine précédant sa sortie de l’hôpital, quand j’arrive pour lui rendre visite, Bruno me caresse la joue tout doucement. Il me dit “merci d’être venue, c’est loin pour toi”, et c’était la première fois qu’il me disait une chose aussi gentille. Puis : “il faut que je donne. J’ai compris qu’il faut donner pour être vivant.”
Je le sens doux, apaisé. Je le sais prodigieusement soulagé de sortir. Pourtant je suis inquiète, je m’énerve auprès du docteur, lors du rendez-vous de sortie, disant qu’il faut un passage infirmier à domicile pour s’assurer que Bruno prendra ses médicaments. Le rendez-vous au CMP ne suffira pas. Bruno est dans une colère monstre et croissante, depuis des années, contre les médicaments et parfois aussi les médecins qui les prescrivent. Je crains qu’il ne soit pas du tout raisonnable, je sais qu’il ne sera pas raisonnable. Je veux qu’on entende aussi que je ne pourrai pas être là tout le temps. J’habite à une heure de là, je travaille, j’ai quatre enfants en bas âge. Je suis débordée et angoissée.
Ce n’est pas sérieux qu’il n’y ait pas de reconnaissance de handicap, mon frère ne peut pas, entre les crises et les traitements, faire son travail - il est mathématicien, il fait de la recherche, n’est plus capable de publier régulièrement. Comment va-t-il vivre ? Nous avons fait ensemble des demandes, des courriers, mais cela n’aboutit pas, parce que son épilepsie est soi-disant maîtrisée. Mais il vit seul, alors qu’est-ce qu’on en sait ? Moi je l’ai retrouvé si souvent blessé violemment de partout comme quelqu’un qui se serait fait passer à tabac, se cognant partout contre les parois des toilettes, par exemple, qui sont bien trop petites pour contenir son corps au sol, et dont je n’arrivais pas à ouvrir la porte pour l’en sortir. Et on le laisse seul.
Dans le service ils ont eu suffisamment d’occasions ces dernières semaines de savoir qu’il donnerait un bras pour ne pas avoir à gober leurs cachets, dont il pense qu’ils le rendent malade au lieu de le soigner. Mais rien. On me parle de mon anxiété avec condescendance, on me rappelle que mon frère est un adulte libre de ses choix, qu’un bon travail thérapeutique a été fait, et voilà. L’hospitalisation a duré plusieurs mois. C’est une vraie libération pour lui de sortir. Il sort, un lundi, avec des ordonnances, la consigne de bien poursuivre le traitement costaud qui a été mis en place à l’hôpital.
Nous déjeunons dans un rade minuscule, au soleil, rue de la Tombe-Issoire (!) - dans le quartier où nous avons grandi, où il habite encore dans l’immeuble de nos parents, et qui est aussi celui de l’hôpital, tous les deux, un moment doux et paisible, rare. Le dernier, en fait. Il est si heureux d’être sorti. Le mercredi, au téléphone, il me dit “je me sens bien. Tu crois que c’est ça, vivre ?”. Il pose souvent ce genre de question, sur la vie, la beauté, Dieu, l’amour, je ne sais quoi, complètement sans filtre, sans mesure et sans certitude, comme si on était référent.e ès-Dieu, ès-Vie, ès-Beauté. Comme si on pouvait lui en apprendre quelque chose, dont il a très besoin et envie. Mais en nous posant la question, c’est lui qui nous apprend quelque chose dont on a très besoin, et dont on ne savait souvent pas qu’on avait envie. C’est une des mirabilia, des raretés, remuantes et adorables (ou admirables) qui le caractérisent. Ça me fait tellement de bien de l’entendre soulagé, surpris d’être soulagé. Et d’être son amie, à ce moment-là. C’est un honneur incomparable, d’être l’amie de quelqu’un qui ne ment jamais, et un bonheur incomparable de sentir heureux et léger quelqu’un qui souffre si souvent et si fort.
Je pars, pour la première fois depuis des années, pour ce petit voyage de trois jours avec Maud, comme j’avais promis, donc. En route pour Tübingen. J’ai laissé mon numéro au Centre Médico-Psychologique, où Bruno avait rendez-vous le vendredi, demandé à ce qu’on me contacte si problème, expliqué mes craintes qu’il ne se présente pas. Le lendemain de mon arrivée en Allemagne, je reçois des coups de fil de mes frères, mais je ne réponds pas, et je dis à mon amie Judith qui nous reçoit chez elle : “pourquoi m’appeler, alors que je suis partie, qu’ils s’occupent eux-mêmes de Bruno ! C’est trop pour moi ! J’ai le droit de souffler !” Je suis en colère. Je protège ce moment de pause très doux que je suis en train de vivre. Nous faisons une randonnée magnifique dans les montagnes autour de la ville. Nous somnolons un moment dans l’herbe, au soleil, j’entends les petites bêtes vivre leur vie, gratouiller et vibrionner, les cloches sonner, je pense à Bruno, je souris à l’intérieur, réentendant son “est-ce que c’est ça vivre ?”
Et s’il retrouvait la paix, goûtait la vie ? Je me sens tout proche de lui. J’ai l’espoir qu’il aille mieux, que sa vie s’adoucisse.
Le lendemain, nous sommes sur le quai de la gare. Nous avons dit au revoir à Judith, la pause est finie, alors tout en montant dans notre train retour, un pied déjà sur le marchepied, je décroche mon téléphone. Mes frères. Bruno ne répondait pas. L’ami de toujours, Jean, a utilisé un bout de radio découpé pour ouvrir la porte comme un cambrioleur, et Denis, le grand frère, est entré. Odeur saisissante. Du couloir, on voit un pied dépasser. Il était là, chez lui, au sol, mort, face contre terre, depuis peut-être trois jours. Manifestement il était tombé, puisqu’il avait bousculé un peu une bibliothèque dont quelques livres avaient chuté au sol. Denis ne veut toucher à rien, il est envahi par l’odeur terrible. Il appelle - il ne sait plus qui d’abord, les pompiers, la police. Les policiers conseillent à Denis, qui n’est vraiment pas un dégonflé, de ne pas regarder, lui répètent qu’il devrait suivre leur conseil : il savaient de quoi ils parlaient, ils ont l’habitude des cadavres, mais là, ce n’était pas très supportable.
“Tout tombe”. Tout tombe et cette chute est en tout. En moi, aussi, tout s’effondre.
Nous sommes samedi 3 juillet après-midi, c’est la coupe du monde et l’Allemagne est en quart de finale. En temps normal ce genre de choses m’indiffère prodigieusement, l’euphorie patriotique folle des fans de ballon suscite chez moi de l’angoisse politico-sociale, voire, allez, sois honnête, de la réprobation. L’Allemagne joue contre l’Argentine, qu’elle écrasera 4 à 0, et manifestement cela ne laisse pas les autres indifférents dans ce train. Tout le long du trajet jusqu’à la frontière, le chauffeur annonce par haut-parleur chaque but de l’Allemagne : à chaque fois, liesse généralisée, croissante de gare en gare. Moment exceptionnel. Pendant que je suis assise là, incapable de bouger, de parler, de comprendre, les yeux équarquillés, secouée de larmes par intermittence, Maud assise pour des heures là, à côté de sa maman que le coup, en un instant, a pliée en deux, tout le monde hurle de joie dans le wagon. Difficile d’être plus à part. Chœur des anges accueillant mon frère bien-aimé au ciel : inaudible. Absence de Dieu, on est bien sur terre, pas de doute. Seul un vieux monsieur de l’autre côté du couloir, calme, digne, élégant, qui m’évoque irrésistiblement mon père, remarque mon état et la violence du contraste. Il me regarde et dit je ne sais plus quelle parole gentille, pudique. Peut-être pas absence de Dieu, finalement, va savoir.
L’autopsie n’apportera aucune réponse. Pas de coups, pas de blessures, pas de traces de crise, pas non plus de trace de médicaments, donc un sevrage brutal sans doute dès la sortie d’hôpital. Mort naturelle. Fffffff. Naturelle. Bof. Je sais que les termes ont différentes acceptions selon les domaines où ils sont employés, mais bon, faut pas pousser : cette expression, là, “mort naturelle”, pour parler de mon frère qui meurt à 38 ans d’une sorte de rien du tout, ça ne passe pas. Est-ce le sevrage médicamenteux qui l’a tué ? L’épileptologue qui le suit en fait l’hypothèse. Elle me dit même qu’alors, on pourrait dire que c’est une sorte de suicide, disons, par omission. Je ne suis pas sûre. Sûre, oui, qu’il était bien capable de ne volontairement pas prendre ses médicaments, sur lesquels il avait parfois des idées assez délirantes, et, pardonnons-le, pas seulement délirantes, vu ce qu’il avait eu à ingurgiter toutes ces dernières années, avec des tas d’effets secondaires que franchement personne ne souhaite à personne. Un jour il avait demandé à mon compagnon, qui a testé dans ses jeunes années toutes sortes de drogues (c’est fini, ne vous inquiétez pas), donc Bruno lui avait dit, dans une interminable plainte anti-Risperdal (un neuroleptique), toujours aussi incompris de tous, et toujours inlassablement enjoint par nous à respecter ses traitements et à ne pas jouer à l’apprenti-sorcier :”mais prends-en un, tu verras !” Mon compagnon avait gobé un Risperdal : annihilant, me dit-il. Impression d’avoir pris une drogue dure qui m’extrait du monde vivant, qui m’empêche complètement de réfléchir. Spectateur, ouaté, loin. Comme de l’héro, en moins fort. Bruno n’en revenait pas que quelqu’un ose faire cette expérience. “Tu vois, tu vois ??” Enfin, quelqu’un pour lui confirmer : sacré saloperie ce truc. Mais en même temps sa peur de la mort était telle… Impossible pour moi de me l’imaginer désirer mourir. La vérité doit être encore ailleurs, entre les deux.
En tous cas, si le vendredi où il avait rendez-vous au CMP pour prendre un de ses médicaments (pas l’antiépileptique, mais un des médicaments prescrits en psychiatrie, l’Haldol, je crois), Bruno ne s’est pas présenté, c’est parce qu’il était mort. Malgré ma demande expresse, on n’a pas jugé utile de me prévenir de son absence.
Par le biais de sa neurologue, nous serons contactés pour signaler le décès de Bruno et répondre à des questionnaires : je découvre la notion de SUDEP : sudden unexpected death of epileptic patient. Mort subite inexpliquée du patient épileptique. Sans être sûre, ni alors ni aujourd’hui, que c’est de ça qu’il s’est agi.
Je vous épargne le reste. Bien sûr j’ai répondu à ces questionnaires. Cherché à comprendre, puis cessé, pour m’en sortir, de chercher à comprendre, et, ne me relevant pas, fini par demander de l’aide. C’était il y a quatorze ans.
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Addendum :
Au moment où j’ai décidé depuis plusieurs semaines de ne plus rien ajouter à mon livre, je reçois le
dossier médical psychiatrique de mon frère Bruno, demandé il y a quelques mois.
Je passe une journée entière à le lire exhaustivement. C’est une date pour moi, cela va sans dire. Un moment très doux, parce que j’ai l’impression de tenir sa main, d’annuler par ma lecture scrupuleuse la radicalité de sa solitude hospitalière, même si c’est évidemment faux, elle a été, elle ne sera annulée ni réparée par rien : trop tard. Mais au moins mes yeux voient, lisent les détails, ce n’est plus un secret, et ça le sera encore moins quand vous lirez ces lignes. Ca bruisse, c’est la fin du silence. Et un moment particulièrement dur aussi, parce que toute la violence dont il se plaignait alors, que je sentais, est confirmée là. L’absurdité, le gâchis. Seulement, maintenant, je tiens ce dossier entre mes mains, et mes mains, ce sont celles de quelqu’un qui t’aime, petit frère. Ma tendresse est une paire de mains qui ramasse tes affaires éparpillées et tombées par terre.
Le dossier contient : des mots qu’on écrit à l’admission, des compte-rendus de consultation, des rapports infirmiers qui transcrivent les dialogues quotidiens, les incidents, des fiches pleines de petites croix, remplies pendant les périodes de contention qui impliquent une surveillance rapprochée – vu qu’être attaché à son lit pendant dix jours n’est pas très bon pour la santé. Des dates, des bilans d’examens, des codes diagnostics se référant au DSM-V (manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux) ou CIM- 10 (Classification internationale des maladies). Le dossier fait 3,5 cm d’épaisseur, c’est du papier A4 recto-verso. Entre les lignes aussi, on peut lire.
J’entends sa voix dans les rapports parsemés de citations. Le sens qu’introduisent les guillemets varie, car ils permettent soit de restituer son propos précis, comme ici : « Il dit « j’ai expérimenté la mort » », soit de mettre son propos à distance critique : « patient évoquant une « mort imminente » ». Un autre encore écrit sans guillemets : « Visage tendu, parle peu. Sent une mort imminente. »
Et je suis heureuse qu’il en soit ainsi : je suis reconnaissante, et touchée, par la façon dont ces rapports manuscrits (il y a aussi les graphies qui varient, des écritures de toutes sortes, rapides, penchées, ou petites pattes de mouche, des qui font des fautes d’orthographes et d’autres moins, qui utilisent des sigles ou écrivent tout en entier) exposent leurs auteurs. Ca sent l’humain. On voit les biais, et des scènes se déroulent devant mes yeux. Il veut téléphoner. L’infirmier ne sait pas s’il a le droit selon son protocole, il faut demander au médecin. Bruno demande une chaise pour attendre dans le couloir. On la lui refuse. Il s’énerve, frappe l’infirmier.
Le médecin est appelé en renfort. Bruno avait le droit de téléphoner. Mais là il a frappé quelqu’un donc il va être contentionné. Il crie : « je suis attaché par votre connerie ! ». Voilà. On gambade de loufoquerie en loufoquerie : le temps passe en un pugilat dont bien sûr Bruno ne sortira pas vainqueur. Bruno frappe carrément : je reconnais que je n’ai pas la réponse à la question : comment on fait avec un patient qui frappe, qui devient un impatient ?
Il est indiqué sur les papiers d’entrée le code diagnostic de schizophrénie sans précision, puis de
schizophrénie hébéphrénique, puis, lors de la troisième hospitalisation et des suivantes, de trouble
hypocondriaque. Ce qui explique, bien sûr, que toutes les sensations dérangeantes ou angoissantes qu’il décrivait - picotements, chaleurs locales, tachy- ou bradycardie, etc-, ont été interprétées comme des simulations ou des hallucinations sensorielles caractéristiques de la schizophrénie (cénesthésiques). Moi la profane, j’ai lu de nombreuses descriptions de sensations semblables sur des groupes de personnes épileptiques ou dans les livres. Ces sensations auraient été interprétées différemment par un.e épileptologue, qui en aurait tenu compte, j’en mettrais ma main à couper. On sait, pourtant, que ce patient est épileptique. Il est d’ailleurs suivi pour cela dans un autre service du même hôpital. Je découvre même qu’un état de mal non convulsif confusionnel– jusqu’à il y a deux semaines je ne savais pas qu’une telle chose existait - peut fort ressembler à un moment psychotique. Ressemble beaucoup à ce à quoi j’ai assisté les jours précédents les hospitalisations de Bruno en psychiatrie.
Bon, ça suffit. J’ai autre chose à raconter que ce tri, et cette pagaille résiduelle dans ma tête, et ce
tribunal intenable. Pendant l’écriture de ce livre, j’ai rencontré B., une amie d’amie d’ami, qui est
épileptologue et psychiatre, et avec qui j’ai pu parler de tout cela. Cette rencontre est pratiquement
tombée du ciel. Ce n’est pas simple, elle me dit. Certaines choses sont très délicates à distinguer les unes des autres. Et oui, les psychiatres manquent souvent de connaissances sur l’épilepsie. Son cas à elle est particulier, en raison de sa double casquette. Oui, il y a des problèmes structurels dans la psychiatrie aujourd’hui. (Je ne sais pas à quel point, en Allemagne où elle exerce, les difficultés sont les mêmes). Mais elle me dit – et elle me le dit devant la tombe de mon frère, car elle est en visite à Paris et nous sommes allées nous promener au Père Lachaise, nous commençons à avoir froid car un vilain petit vent nous souffle dessus malgré le soleil de ce matin – elle me dit que je peux être presque sûre que les médecins qui ont accompagné mon frère n’ont pas oublié. Elle me dit qu’elle, elle a aussi des patients qui sont morts de SUDEP, et des patients dont elle ne sait plus rien et dont elle se demande parfois pourquoi, où ils sont, ce qu’ils sont devenus, si peut-être ils sont morts. Elle me parle de l’un d’entre eux, qu’elle aimait beaucoup, elle me raconte qu’elle a passé des semaines, des mois à se demander si elle avait peut-être oublié quelque chose, fait une erreur, qu’elle se le demande encore parfois. Elle pense à lui quand elle fait des sessions d’éducation thérapeutique avec des patients et leurs proches, malgré les années écoulées depuis. Nous sommes là, j’ai perdu mon frère, et elle des patients, mais finalement c’est elle qui pleure. Elle essuie des larmes. Ses larmes, je ne suis pas assez mystique pour croire que Bruno les reçoit, mais moi, oui. Elles réparent quelque chose par-dessus les époques, elles recouvrent le bruit de la guerre qui fait rage dans le dossier de Bruno.
Partager la peine, se tenir ensemble là devant la tombe, devant le « tout tombe », cela aussi incarne la main du poème de Rilke [1] , la main qui rattrape avec infiniment de douceur la chute. Ne l’empêche pas. Main qui elle-même tombe. Mais c’est autre chose que de simplement tomber pour gésir et disparaître.
Les sessions d’éducation thérapeutique, on n’en a pas eues. J’aurais aimé. Rencontrer une femme
comme celle-ci, à l’époque, et puis être assise avec Bruno, avec d’autres, pendant deux jours, rentrer avec un bouquin plein d’informations, de pistes. Quand je suis allée assiter à une de ces sessions, justement, d’éducation thérapeutique qu’elle organise, j’ai vraiment été bouleversée par l’intelligence de tout le dispositif : le support, la façon de faire, l’incroyable délicatesse, l’énorme compétence, et surtout, surtout, cette place laissée ENFIN à l’échange, entre les gens concernés, et avec le médecin, qui se met aussi en position d’apprendre et de partager, d’entendre, part des expériences des malades, prend en compte les émotions, n’interdit aucune question : des humains à égalité. Pendant deux jours, les gens fouillent ensemble, expriment leurs doutes, racontent leurs façons de naviguer. Leur besoin de comprendre, il est considéré comme une évidence, les armer de savoir comme une nécessité.
Pendant toute cette session, et à chaque fois que B. m’a parlé de son travail, de ses patients, je n’ai cessé de penser que si Bruno avait eu la chance d’entendre tout cela, d’être écouté, nourri de savoir, un peu compris, reçu avec ses proches, connecté à d’autres personnes qui prenaient les mêmes médicaments ou se heurtaient aux mêmes difficultés, connaissaient certaines des sensations qui l’angoissaient, bref, oui, je pense que cela aurait tout changé. C’est trop tard, mais c’est merveilleux que cela existe, que d’autres en bénéficient. Même pour moi toute seule, ç’a été merveilleux. J’ai pu dire, moi aussi. On a parlé d’anxiété, de culpabilité, des émotions qu’on ne sait plus où mettre, qui encombrent, de la difficulté de bien faire, de s’ajuster aux besoins de l’autre, et de toutes ces choses vécues seule qu’en fait d’autres vivent aussi. J’ai bien compris qu’en fait, on peut beaucoup s’entraider. Chaque témoignage fait médiation, miroir, tiers-lieu, aère. On y gagne un temps et une énergie faramineux. Cela modifie un millier de micro-choix du quotidien. Je n’ai pas de doute qu’à la fin, cela évite des morts inutiles. Et en dehors de ça, ce sont tous les rapports avec les proches, la façon de vivre la maladie, la solitude terrible, qui s’en trouvent modifiés.
Voilà : quinze ans après, j’écris ce livre. J’ai revu plusieurs fois la neurologue qui a suivi un peu mon frère à la fin, elle m’a reçue sur son temps libre, elle m’a prêté des livres, encouragé à écrire. Lors des réunions de familles endeuillées, j’ai vu combien elle et, la dernière fois, sa collègue, s’intéressaient et apprenaient, et la quantité de temps qu’elles nous donnaient, hors du cabinet. En nous quittant, l’une d’elles nous salue (nous familles) ainsi : « merci infiniment. Grâce au courage que vous avez de partager vos histoires, j’apprends énormément, et vous n’imaginez pas à quel point cela me permettra de prendre de mieux en mieux soin de mes patient.e.s. »
Puis j’ai rencontré B., elle m’a invitée à participer à ce formidable programme MOSES. Elle a fait
beaucoup plus encore, puisque nous avons parlé, chaque jour, de tout ce qui s’était dit, et de mes
histoires. Je finis ce livre, qu’elle m’encourage à traduire en allemand. Dont elle voudrait que je lise un passage à la prochaine session pour les formateurs MOSES.
[1]Cf première page du livre, Herbst, RM Rilke (Automne)